Un travail de codage peut se transformer en une découverte de nouvelles formes narratives et des modalités de la représentation de soi au Moyen-Age. C’est ce qu’ont pu expérimenter des élèves ingénieurs en informatique qui ont codé un site numérique inspiré d’Instagram pour créer le compte du roi René d’Anjou.
Saviez-vous qu’au Moyen-Age aussi, on avait des réseaux sociaux ? Au fil du temps, les matérialités ont changé : les médias de l’époque étaient les artistes, les ouvrages, les sculptures, les sceaux ou encore les vitraux. Pour sa thèse portant sur la représentation de soi au Moyen-Age2, Tristan Fourré, professeur agrégé et doctorant en littérature, a travaillé sur le Livre du cœur d’amour épris de René d’Anjou. Dans cet ouvrage romanesque, le « bon roi René » a parsemé une multitude d’informations personnelles et relationnelles. On le trouve par exemple, dans une enluminure de l’œuvre, représenté entouré des écus de personnages historiques ou fictionnels, d’alliés ou d’ennemis politiques, comme Charles d’Orléans ou encore Philippe de Bourgogne. Pas besoin de Facebook pour « faire une demande d’amis » ou « liker » un profil ! « Au Moyen-Age, l’« individu » se pense en fonction d’un groupe, mais pense aussi à l’image qu’il donne à voir de lui-même. Il construit cette image et la diffuse, que ce soit à travers les armoiries, les devises ou des couleurs emblématiques », explique Tristan Fourré.
Le Livre du cœur d’amour épris présente ainsi différentes facettes de la personnalité du roi, né à l’orée du XVe siècle. Mais alors, à quoi ressemblerait le compte Instagram de René d’Anjou ? C’est à ce travail que se sont attelés trois futurs ingénieurs en informatique dans un projet interdisciplinaire. Ils ont ainsi codé « Medievgram ». Sur cette interface, l’utilisateur peut cliquer sur différentes facettes de la personnalité de René d’Anjou, voir ses interactions sociales, découvrir des mots en moyen français et la culture du Moyen-Age… De prime abord, ce projet transversal apporte aux étudiants des compétences en matière de gestion de projet, de codage, tout en découvrant une époque historique. Et, pour le chercheur en littérature Tristan Fourré, cela a été l’occasion de découvrir le langage informatique. « Je n’avais aucun rapport préalable à l’informatique, au code. Je me suis appuyé sur le travail des étudiants. Ça a été un apprentissage d’élaborer des scénarios de la façon la plus rigoureuse possible, en pensant aux interactions et à ne pas écrire trop long. C’était assez déstabilisant », raconte-t-il.
Du côté des étudiants, au-delà des apprentissages faisant partie de leur cursus, cela a été l’occasion de travailler sur différentes formes de récits. Ils évoluent dans une spécialité où la littérature n’est souvent qu’un vague souvenir du lycée, mais là, ils ont traduit des connaissances d’un livre rédigé en moyen français sur un autre support, numérique. Le récit linéaire initial prend une forme qui ne l’est plus : sur Instagram, on parcourt les connaissances dans un ordre aléatoire. Sur Medievgram, on peut se focaliser sur le René « amoureux », le « politique » ou encore le « spirituel ».
C’est aussi un travail qui questionne l’informatique en soi. Il va de soi qu’internet a démultiplié les relations sociales. Mais, si l’on se penche sur les connaissances historiques, on se rend bien compte que les réseaux sociaux s’ancrent dans une histoire très longue. En quoi les fonctionnalités apportées par le numérique sont-elles vraiment innovantes ?
Formation : Projet transversal sur deux semestres de la formation d’ingénieur.e.s en informatique de Polytech Nantes – Nantes Université
Encadrant.e.s pédagogiques : Pascale Kuntz, Professeure en informatique, et Tristan Fouré, professeur agrégé et doctorant en littérature du Moyen-Age – Accompagnement scientifique de Elisabeth Gaucher Rémond, Professeure en littérature et langues françaises médiévales
Apprenants : trois élèves ingénieurs en informatique
Année scolaire : 2020-2021
#Renéamoureux
Cœur volage ?
Proposition de scénario
Contenu : enluminure du manuscrit de Vienne
Contenu : l’autoportrait poétique de René
Je suis René d’Anjou, qui se vieult acquiter
Comme coquin d’Amours, servant de caymander
En cuidant mainte belle a moi acoquiner
Et ma caymandrïe coquinant esprouver
De maintes qu’ont voulu mon cueur racoquiner
Par leurs coquinans yeulx, de plaint bout l’emporter
Et par leurs doulx langaiges atraire et enorter
D’estre leur serviteur, dont sans nulle nommer,
Dames et damoiselles et bourgeoises, donné
Leur ay du tout m’amour pour o la leur changer.
Pour ce le dieu d’Amour m’a fait cy adjourner
Pour mon blazon y mestre; s’y l’ay fait apporter.
Sa traduction
Je suis René d’Anjou, qui veut s’acquitter
Comme mendiant d’Amour, servant en quémandant,
Pensant m’acoquiner mainte belle
Et éprouver ma quémandeuse mendicité
Auprès de maintes qui ont voulu racoquiner mon cœur
Par leur yeux pleins de sollicitations et l’emporter entièrement
Et qui, par leur doux langage, me poussèrent et m’encouragèrent
À être leur serviteur : sans en nommer aucune,
Dames, demoiselles et bourgeoises, je leur ai
Donné tout mon amour pour l’échanger avec le leur.
C’est pourquoi le dieu d’Amour m’a convoqué ici
Pour y déposer mon blason; et je l’ai fait apporter.
René d’Anjou, Le livre du Cœur d’Amour épris, éd. et tr. Florence Bouchet, Paris, Librairie générale française, coll. Le Livre de Poche, Lettres gothiques, 2003, p. 342-345.